HOMMAGES
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Affectueusement, pour Alexandre Tissier
...d'aucuns prétendent que le temps vient à bout de tout;
de tout peut-être sauf des blessures.


«C'est également pour que nos pratiques musicales, comptables d'une certaine tradition, demeurent vivantes, que de nos écrits et projets nous faisons appel à l'attention. En ce sens, aussi modeste soit-elle, notre contribution - non pensable sans celle de nos amis musiciens et sans votre présence - s'inscrit dans un registre militant qui, de Lévi-Strauss à Hannah Arendt, pose "l'art" comme un bien commun. »

C'est par ces lignes que prenait voix le concert de décembre 2005 à l'occasion duquel la dernière création d'Alexandre Tissier fut donnée; c'est par ses lignes à lui que prenait fin sa brève carrière de compositeur et que commençait pour ses prochains une nouvelle errance.
L'année s'est donc achevée plus tristement que si, simplement, elle s'achevait; un ami, un musicien, s'en est allé. Compagnon du grand large, son énergie créatrice conjuguée à une indéfectible éthique animait sa singularité. De tristes pensées, en ces jours, je chemine un peu plus seul encore, mais lorsque je revis en souvenir les précieux instants partagés, se ravivent alors des moments de joie et d'allégresse, car si Alexandre était tendu - qui ne le serait pas dans ce monde en peine - il riait volontiers. Cette part d'ingénuité, demeurée intacte chez lui, renvoyait à l'enfance retrouvée à volonté dont nous parle Baudelaire et que Schumann, auquel il était attaché, présentifiait dans ses Kinderszenen; doit·on rappeler que le cycle s'achève par Der Dichter spricht ? C'est là ce que je retiendrai d'Alexandre: la parole d'un poète.

L'amitié
Suffit-il d'un regard ? Ou encore d'un sourire ? Ce me semble, et peut-être est-ce là que l'amitié nidifie - en deçà du langage articulé. Si fragiles qu'elles soient, les amitiés que se font les cœurs demeurent au-delà de toutes espérances. Parmi les signes que deux êtres s'offrent - nul coup de foudre - un peu à peu, un lent travail du temps. « On était amis et on ne le savait pas » soulignait Blanchot qui de cet affect faisait une catégorie, une condition de possibilité de la pensée et de son exercice. A un ami, dirais-je, on ne doit pas grand-chose, presque rien, sinon la vérité - même si c'est sans doute ce dont on est le moins en possession.
Ainsi, mon cher Alexandre, au grand vent qui t'animait et que souvent je comprenais mal, à ce souffle qui toujours te menant un peu plus loin t'a conduit à l'ultime discrétion, à ton absence désormais que rien ne comblera, à cette vacuité qui fait trou et dont il est peu probable d'entreprendre le deuil tant elle ressemble à une disparition, il est difficile de faire face, cependant nous te le devons, c'était là ton désir.
Tout comme le sont l'art et l'amour, l'amitié est bien rare; comparable à la philosophie, dont les tenants - les amoureux de la sagesse - sont tout sauf sages, elle subsume, sous son concept, la discorde. Mais l'amitié n'a-t-elle pas pour privilège d'être ce lieu de singularité qui, à nul autre pareil, fait l'épreuve de l'altérité ? En ce sens, et pour paraphraser Voltaire, il arrivait que nous « combattions» nos idées jusqu'au bout, jusqu'au bout pour que nous les défendions ...

La musique
Rubato C'est là sans doute le seul sens assignable au temps de l'amitié; de ce temps dérobé, restitué pour jamais, subsiste ta musique. Et si la musique est, au sens nietzschéen, art de la nuit et de la pénombre, cette dernière s'est noircie. Rappelons cependant que pour l'auteur du Livre, le mot nuit était clair. L'inestimable dévouement qui fut le tien à l'égard de notre art te conduisait loin de ces existences orientées plein Nord, celui des certitudes.

Ainsi, ta vie, une rupture, fut comme celle de tout créateur - et il y en a peu - difficile à porter mais lumineuse comme la poétique mallarméenne dans son vouloir. Écrire était pour toi faire l'épreuve de la limite et celle-ci, faisant seuil avec l'inconnu, la tâche n'était pas aisée. Tes exigences, ton invention, ta vive curiosité, ta puissance de travail laissaient poindre l'œuvre que tu portais; celle que tu nous lègues, tel un filigrane, laisse présager ce qui, pli selon pli, ce serait, j'en suis sûr, dévoilé comme une grande œuvre. Composer revenait pour toi à s'installer, aussi peu que ce soit, sur cette brèche séparant le pensé du pensable, car c'est là, et là seulement, qu'au fond le devenir trouve son inscription.
Si le vertige induit par l'acte d'écriture est bien peu simple à vivre, tes aspirations n'étaient pas que musicales, tu rêvais un monde dont la nature était charitable; peut-être as-tu cherché celui-ci ailleurs car ta quête trouvait hélas peu d'échos dans un espace blasonné par l'effigie de nouvelles icônes où prévalent fadeur et consensualité. Ces dernières instaurant un règne, celui de l'absence de singularité à l'endroit où tous les possibles s'équivalent, tu le fuyais. Douloureusement, tu évoquais le processus de désertification, dans lequel tu estimais que les êtres de ta génération avaient pris naissance, ou encore la confiscation d'un projet civique culturel par certaines Institutions. Tu congédiais aussi ces passions tristes qui, du renoncement à la culpabilité, amenuisent l'être; tu avais peu d'estime pour les chapelles et leurs intrigues, pour les écoles, leurs épigones, leurs chefs de file, leurs tribunaux et leurs excommunications ... Cependant, la solitude pesait, même s'il fallait se réconcilier avec elle, comme le rappelle Rilke dont tu étais fervent. Ce qui fait monde te donnait la nausée tout comme à l'éternel vomissant les tièdes; ces derniers cependant - portent-ils les marques du châtiment divin ? - se contentant de produire, ne créent pas. Et si « personne n'a le droit de bousculer un artiste », tonnait Deleuze, tu le fus.

Ne désirant pas vivre à n'importe quel prix, tu nous amènes à entendre ton geste comme celui d'un homme libre et courageux. Comment ne pas songer dès lors à celles et ceux qui, de l'Albatros au suicidé de la société et de ce dernier à Camille, ne purent chanter la région où vivre ?

Aux passants que nous sommes ou, sans gréciser, aux mortels, s'adresse encore ta musique; nous formulons le vœu d'en entretenir le souffle.

Un éclair, puis la nuit... cette dernière mon cher ami, pour jamais t'appartient; celle dans laquelle nous plonge ton départ n'est rien autre chose que la ténèbre ; et si la mort, murmure Chris Marker, n'est pas une cloison mais un cheminement, alors, où que tu sois, puisse ton âme connaitre la paix.

Dans le sillage de tes amis ici, en Chine et au Japon: Alain, Bruno, Chunyan, Céline, Diane, Eric-Maria, Fuminori, Gérard, Gilbert, Hervé, Jérôme, Mari, Marie- Claude, Martine, Mié, Mizuho, Sandrine, Shinsuke ...

Hacène Larbi - Paris, 2006

L'éducation musicale n°537/538 nov./dec. 2006