INTERVIEW
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Un siècle
de musique contemporaine
vu par Alexandre Tissier.
Il y a près d'un siècle naissait à Vienne la musique atonale, qui allait donner le jour à la musique dodécaphonique puis sérielle et post-sérielle. Jamais musique n'a autant modifié la structure de l'acte de composition, bousculé les repères de l'écoute ni suscité pareilles controverses. Prises de positions violentes et manifestes en tout genre jalonneront ainsi la musique du XXe siècle.



Si la première moitié du siècle voit se construire le passage extrêmement riche de la musique tonale à la musique atonale, de la musique atonale à la musique dodécaphonique avec Alban Berg et Arnold Schônberg, puis à la musique sérielle d'Anton Webern ouvrant la voie aux compositeurs suivants, la seconde moitié du siècle va donner lieu, surtout aujourd'hui, à des voies beaucoup plus difficiles. Des compositeurs comme Pierre Boulez, Luciano Berio et Karlheinz Stockhausen explorent tout d'abord chacun à leur manière très rapidement l'univers sériel avant que le cadre postsériel ne les conduise à une interprétation très personnelle de l'évolution du vocabulaire musical comme de la grammaire. Dans un deuxième temps, le langage musical, libéré de la tutelle sérielle, va révéler chez Boulez et Berio des nouveaux horizons contenus en germe dans leur écriture, alors que, chez Stockhausen, l'exploration postsérielle s'effondre. Qu'en est-il aujourd'hui ? Les compositeurs des années 20 ont-ils su prolonger de façon linéaire les acquis à la nouvelle musique ? Quelles sont les voies qui s'ouvrent à la musique moderne dans un monde où la voie est ouverte à un marché de masse de toutes les musiques, à l'exception seule de la musique contemporaine ? Autant de questions auxquelles le compositeur Alexandre Tissier tente d'apporter des éléments de réponse.


Comment s'organisent les parcours possibles d'un jeune compositeur face à la multitude des courants de la création actuelle ?

Au moment où j'ai commencé à m'intéresser à la musique dite moderne, je me suis personnellement retrouvé confronté à un double problème. À savoir qu'il existait d'une part une expression musicale regroupant l'ensemble des œuvres de l'école de Vienne (à savoir Berg, Schônberg et Webern) dont les accents du langage demeurant étrangers à une sensibilité musicale constituaient en quelque sorte la partie classique historique et indifférenciée d'une modernité musicale. S'ajoutait d'autre part à cet ensemble de formes qui m'étaient énigmatiques tant sur le plan pratique que théorique (car l'état des connaissances passées comme actuelles n'a pas été en mesure d'effectuer un bilan), toute une partie contemporaine de création musicale rassemblant une totalité éclatée de courants divers dont les langages comme la portée dialectique harmonique et aussi bien les circonstances dans lesquelles ils avaient été pensés tenaient eux aussi de l'inaccessible. Il y avait donc à la fois collision, collusion au sein d'un présent immédiat entre les formes récentes d'une forme de musique contemporaine et celles qui sont élaborées et pensées par des compositeurs morts depuis plus d'un bon demi-siècle. Très peu d'oeuvres contemporaines procédaient de formes assimilées des langages antérieurs. Seule la génération des compositeurs des années 20 a été en mesure d'évaluer les conséquences des mutations survenues dans le langage au début du siècle dernier. Une situation psychologiquement et techniquement très inconfortable et dérangeante à bien des égards pour tout compositeur d'aujourd'hui réellement soucieux de cet héritage.


Qu'est-ce qui dans une méthode d'approche de la musique moderne doit primer pour pouvoir construire une conscience formelle et musicale ?

Il est indispensable de prime abord pour un compositeur mû par la curiosité et le désir de connaître-la musique contemporaine, de prendre en compte et l'ensemble des racines de la musique de son temps. Balayant en quelque sorte toute l'étendue des possibilités d'existence et de représentations actives de la musique et l'intimité du langage musical il effectue à son insu un inventaire, dans le plus mauvais des cas, des différentes trajectoires de la musique de son temps et dans le meilleur des cas, une certaine saisie des formants et des accents de la pensée musicale qui bien que soumis à un régime d'appréhension très intuitif doivent être pensés, soumis à une analyse mais également rêvés. Pour cette seconde étape, il n'existe pas de recettes toutes prêtes. La seule certitude est qu'une invention et un pouvoir d'imagination de compositeur doivent passer au travers et par-delà les productions de ses prédécesseurs. Pour les compositeurs nés dans les années 20 et découvrant l'école de Vienne dans les années 40, cela signifie comprendre non seulement l'atonalisme, le dodécaphonisme de Berg et de Schôenberg, mais encore le sérialisme de Webern, Webern étant de toute évidence le compositeur sur lequel cette génération s'était polarisée. Néanmoins l'assimilation de Webern a tenté de s'effectuer dans des formes dont la compréhension n'aurait pas dû s'en tenir à la seule grammaire ou à la seule observation du fonctionnement du matériau sériel. Pour les compositeurs de la génération suivante, cela aurait signifié prolonger, accompagner et dépasser, dans le contenu comme dans la forme, le terrain de premières œuvres comme le Marteau sans Maître de Boulez, ou les Gruppen de Stockhausen. De toute façon, il y a un retard et un problème d'assimilation tant sur le fond et la forme d'une attitude de composition quant aux tenants et aboutissants de la musique sur plus d'un siècle et donc de la poursuite des desseins musicaux et de leur transformation après plus d'un siècle.


Quelles sont aujourd'hui les conséquences de l'état d'évolution insuffisant sur le plan formel de la musique moderne auprès des jeunes compositeurs ?

Cela se traduit en terme d'une absence de connaissance de la musique de leur temps, mais plus encore des mécanismes profonds de construction de la musique sur plus d'un siècle. Sans compter que les travaux les plus poussés d'entre eux, ne se constituent même pas comme un préalable à l'interprétation d'un matériau atonal, sériel ou post-sériel et que leurs œuvres n'en restent alors qu'à l'état de prémisses ou d'esquisses. Par ailleurs, les institutions d'enseignement qui les hébergent et qui ne rayonnent parfois même pas des connaissances dont ils peuvent être les demandeurs ou les usagers, ne sont pas en mesure de les mettre en contact avec les formes d'un apprentissage de la musique du XXe plus structuré. Ces institutions préfèrent se dédouaner de cette charge en laissant indistinctement le soin à une unique personnalité compétente sur le plan de l'enseignement ou de la composition, de tout prendre en charge. Personnalité de compositeur qui peut être très intéressante comme c'est actuellement le cas au CNSM de Paris avec Emmanuel Nunès, Marco Stroppa et Frédéric Durieux, où la conjonction dans la diversité et la compétence dans les attitudes musicales n'a jamais connu de précédent dans l'histoire d'une institution d'enseignement académique. Seulement, depuis l'enseignement impossible d'un b-a-ba qui ne dit pas son nom aux formes les plus complexes faites d'une attitude artistique et technique qui devrait prendre appui sur des travaux compositionnels forts de la connaissance de la traversée de la musique du siècle, rien ne témoigne de la conscience structurée d'une organisation pédagogique de haut niveau.


Doit-on considérer que l'avenir historique de l'écriture musicale et d'une tradition de la modernité est condamné ?
Ceci est plus difficile à évaluer avec précision. Mais d'emblée, il faut dire qu'il n'a jamais existé dans toute l'histoire de la musique, des formes pluristylistiques musicales déguisées en art contemporain, ce pavillon de complaisance masquant une ignorance formelle, mêlée à une incapacité d'interprétation sensible intuitive des directions de l'art musical sans précédent de la musique. Ceci est la grande nouveauté des temps de la pseudo-modernité. Alors qu'aux époques antérieures où dominait un conservatisme flanqué d'invraisemblables sous-produits divers et variés que l'on entendait faire passer pour une culture, la question de l'appartenance à un courant musical ou passéiste ou moderne ne faisait pas l'objet d'une telle confusion, le problème de la réalisation d'une esthétique musicale construite venant en premier lieu interpeller la conscience collective des musiciens en trouvant les voies de son accomplissement grâce au travail des meilleurs d'entre eux ! Rien de tel avec les racines actuelles post-modernes de la musique qui se constituent par couches successives comme terrain mutant d'une culture à l'origine des confusions d'emploi de technique et de pensée auxquelles sont indifféremment soumis la totalité des jeunes compositeurs d'aujourd'hui.


Quels seraient les moyens nécessaires pour réorienter la musique actuelle dans des voies où une conception travaillée de la pensée et de l'écriture assimilerait les évolutions de tout un siècle?

Outre l'énorme travail d'inventaire à effectuer sur la musique de la première et seconde moitié du siècle, il faudrait d'abord repenser et réorganiser le lieu et les modalités mêmes suivant lesquelles se donne à voir la musique tenue pour contemporaine. Dans les salles de concerts où les programmes devraient intelligemment rassembler rapprocher ou assembler dans la différence, des œuvres proches ou lointaines de manière à ce que le concert soit un moment privilégié, focalisé, quantitatif et qualitatif d'écoute. Ceci implique une connaissance structurée des formes de la musique de la part des organisateurs même si les effets d'une programmation en profondeur demeurent souterrains. Or, en la matière, suivant l'air du temps, une quelconque compétence musicale leur fait défaut. Ils deviennent à leur tour l'écho de ce patchwork musical dont ils feignent de se penser les instigateurs. Où sont d'ailleurs les observateurs vigilants de la musique du temps des musicologues engagés, les journalistes compétents et avertis, médias curieux éclairés ? Nulle part. Le concert devrait être un moment d'intensité, d'information, de diffusion et de compréhension d'un travail et de multiples travaux de genres différents. Ce qui modifierait jusqu'au sens dans lequel les œuvres seraient pensées parce que données dans des conditions donnant à penser, à les saisir et à les réfléchir, avec l'exigence comme horizon. En second lieu, il y a une analyse très conséquente à faire de la question de l'écriture musicale au XXe siècle afin d'aboutir à une vision d'ensemble de tous les problèmes et risquer des interprétations des analyses des liens, sur les différentes natures et allures des paramètres ayant trait à la dialectique comme à la configuration, figuration, permanence, transformation et évolution d'écriture du fait musical dans ses aspects harmoniques. Ceci est en partie l'objet d'une réflexion à laquelle je me suis attelé et qui se prolonge, outre les articles que j'ai pu écrire dans ces mêmes colonnes, dans des textes ou conférences que j'ai l'intention de prononcer. Deux d'entre elles vont justement avoir lieu les 14 et 21 janvier prochains à la maison des conservatoires. Il me semble qu'au-delà des formes convenues et douteuses de ce que nous continuons d'appeler par convention une modernité musicale, l'heure d'une compréhension en profondeur de la permanence des valeurs d'un fait musical compris, saisi, réfléchi et ressenti a sonné depuis longtemps. On verra plus tard à quelles surprises et illusions de l'esprit sur cette partie intangible de mystère permanent animé de mouvement qu'est la musique nous conduit le sens musical c'est-à-dire la musique elle-même. Se pencher sur un passé n'implique pas l'arrêt des formes de toute recherche en faveur du futur, mais il les conditionne et oblige ce futur musical à être ce qu'il est, et à s'accomplir dans le devenir. Ce qui est une condition essentielle pour que la notion même historique et transitoire de style puisse re émerger.



( Propos recueillis par Emmanuel Renaud )