RENCONTRES
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ALEXANDRE TISSIER

Compositeur du temps présent

 

Alexandre Tissier est compositeur.

Depuis plus de dix ans, il travaille à inscrire son oeuvre dans une dimension historique de la musique.

Une démarche solitaire,pas toujours encouragée.

Mais nécessaire.

 

 

Un soir de 1985, Pierre Boulez fêtait ses 60 ans. Avec l'ensemble InterContemporain, il dirigeait plusieurs de ses oeuvres, parmi lesquelles Eclat-Multiples, et d'autres, de Donatoni. Dans la salle, un jeune garçon assistait pour la première fois à un concert du compositeur, médusé, dépassé, fasciné. Alexandre Tissier venait tout juste de découvrir la musique contemporaine dans la cour de récréation de son lycée musical, où les Boulez, Xénakis, Ohana, suscitaient parmi les adolescents des discussions enflammées.

 

 

Formé jusque-là au conservatoire du Vè arrondissement par une pianiste ancienne élève d'Alfred Cortot, Florence Delaage, Alexandre s'était certes déjà aventuré dans l'après-Chopin mais face à la musique contemporaine, il se retrouvait devant un mystère. Qu'il ne put se résoudre à laisser insondé. "Je me souviens qu'à cette époque, toute cette musique me paraissait extrêmement confuse, magmatique; l'oreille était incapable d'en pressentir les structures, ou même de suivre ne serait-ce que le cours musical. Et je pensais qu'il était possible d'arriver à une éducation de l'oreille, comme il était possible, dans la musique tonale, d'arriver à une certaine sensibilité du fait de l'écoute". Boulimique de partitions, l'adolescent se plonge dans cette musique inconnue et dérangeante, notamment par le biais de l'intégrale pour piano de Schoenberg.

 

Désormais, son horizon esthétique est fixé, qui ne changera plus; son indépendance aussi. Car la voie musicale qu'il a choisie, l'écriture d'oeuvres contemporaines, Alexandre Tissier ne la retrouve pas dans les structures pédagogiques qu'il fréquente et pourrait être amené à fréquenter. "Immédiatement, il y a eu une telle dichotomie entre mes cours et l'enseignement qu'en autodidacte je recevais de la musique que j'écoutais, qu'il m'est apparu, et m'apparaît encore, très difficile de tisser un lien, quel qu'il soit, entre les deux". Le jeune homme ne voit alors d'autre issue que de prendre en main sa propre formation, en s'adressant non pas à des personnalités au travers de structures, mais directement à des individus de qui il pense pouvoir recevoir un enseignement. Il ira ainsi trouver les compositeurs Claude Ballif, Allain Gaussin, et Emmanuel Nûnes, suivra leurs cours dans les différentes écoles où ils enseignent, tout comme il suivra ceux de Boulez au collège de France, ainsi que des stages à l'Ircam, au GRM (Groupe de Recherches Musicales) et aux ateliers UPIC (Unité Polyagogique Informatique du Cemanu (Centre d'Etudes Mathématiques Automatiques Musicales, créé par Iannis Xénakis)).

 

 

La relation entre un maître et un élève, Alexandre Tissier la considère comme fondamentale dans la formation d'un compositeur, mais est cependant obligé de reconnaître qu'elle n'est pas tout. "J'ai pensé à un moment qu'en côtoyant simplement des maîtres, il y aurait un niveau de communication tel qu'il me permettrait d'articuler une pensée musicale. Mais plus ça va, plus je sais que même en étant très attentif, il faut avoir, de son côté, une conscience musicale suffisamment formée pour pouvoir entrer dans les premières limites du territoire de la musique et de la composition, sans laquelle on est constamment en-dehors, sans laquelle on peut passer sa vie sans savoir où on met le pied, ni ce qui fait la moelle et la colonne vertébrale de la musique".

 

 

Aujourd'hui donc, s'il continue à travailler avec Hacène Larbi, le directeur de l'ensemble Entretemps, avec lequel sont en train de se former plusieurs projets de création, Alexandre Tissier compose quand cela est nécessaire à l'écart des institutions, seul, en même temps traversé par toute cette histoire hypothéquée, celle d'un siècle du musique. "J'ai l'impression d'être porté par une espèce de flux, une dimension énergisante, qui ne vient pas de moi, mais qui relève de la musique elle-même, de ce qu'elle a été, non seulement sur un plan formel et structurel, mais jusque dans sa forme corporelle".

 

 

Accepter d'être compositeur, pour Alexandre Tissier, c'est répondre à la nécessité de reprendre le flambeau, de relever le défi d'assumer non seulement individuellement, mais collectivement, la dimension historique de la musique, sous peine de s'enliser dans le néoclassicisme. Même si aujourd'hui, il ne peut que constater la suprématie de la logique individualiste générant une forme d'apathie, et le regretter. Difficile dans ce contexte de s'accrocher à des certitudes, et les interrogations sur le devenir de la musique, les doutes, font certes partie du travail du compositeur. Quand il tente d'imaginer l'univers musical du siècle prochain, Alexandre Tissier n'échappe pas toujours à l'inquiétude, alors il rêve peu. Il travaille, s'acharnant, à travers ses compositions à élucider le mystère de cette musique qui, un soir de 1985, l'a touché à jamais. Il ne cherche pas, pour l'instant, de forger une musique qui lui ressemble, dit-il. Pourtant, il parle aussi de ses voyages, en Russie, en train, des paysages et des visages, des amis rencontrés. De l'acte de création comme une offrande à tout cela, à tous ceux-là. De la musique russe qui l'inspire, et dont il sent en lui l'expressivité, et cette force qui sûrement touche à l'au-delà de la musique. D'un paradis perdu, devenu pour le musicien un soutien, une bouffée d'oxygène, un encouragement.

 

 

Estelle Lépine.